Pendant longtemps, il y a eu ce truc étrange, avec le foot, plutôt avec mon amour du foot : j’en ai eu presque honte.
C’est qu’il y dans ce que je peux prétentieusement appeler « ma trajectoire de vie » le milieu social duquel je viens, celui dans lequel je suis née, celui dans lequel j’ai grandis et puis, il y a celui dans lequel j’ai construit ma vie d’adulte.
Parfois, ils ne sont pas si éloignés. Longtemps il m’ont semblé irréconciliables. Aujourd’hui, plus que jamais auparavant, je les vois se superposer sans trop de difficultés.
Il m’apparait de manière de plus en plus évidente, qu’il n’y a que la société et sa manière de classer les choses pour mieux dominer les êtres qui la composent qui me font ressentir cet écart entre qui je suis et qui j’étais, entre où je suis et où j’étais, où j’aurais pu et dû être. Longtemps, la place du foot là-dedans, plutôt, la place de mon amour pour le foot a été un peu floue, un peu honteuse, un peu cachée.
Cela peut sembler gros, dit comme ça, après tout, on peut tout à fait adorer taper dans un ballon, avoir un plaisir réel et intense à regarder un match de foot, à la télévision, ou en tribune, et tout en même temps, développer un amour infini pour Marguerite Duras, Goliarda Sapienza ou Alejandra Pizarnik.
Prétendre l’inverse serait manquer terriblement de nuances. Mais tout de même.
Ce que la vie nous apprend, jusqu’à un certain point, ou plutôt, ce que la société s’acharne à nous faire croire — c’est que le foot, c’est un truc de prolos, et les livres, un truc d’intellos (personne n’a dit que j’allais faire dans la nuance, hein).
Bien sûr, je grossis le trait. Mais les clichés ont la peau dure. Et s’ils résistent si bien, c’est parce que tout, autour de nous, travaille à les ancrer dans l’imaginaire collectif.
Soyons tout à fait clair.es, j’ai grandis dans une famille ou il y avait des livres, et l’accès aux livres, plus par les bibliothèques municipales que par des tonnes de livres à la maison, mais il n’empêche. J’ai grandis dans une petite classe moyenne, qui par moment a pu être une classe moyenne typique et qui a d’autres a plutôt du dealer avec des fins de mois difficiles et des budgets serrés. Je viens d’une classe moyenne où l’on lisait, où l’on regardait le foot à la télévision, ou l’on partageait plus autour du dernier but de Zidane que de la dernière critique du Goncourt dans Télérama (de toute façon, y avait pas Télérama à la maison, c’était plutôt Télé 7 jours et Voici).
Je n’en étais pas moins un petit rat de bibliothèque, fourrée le nez dans ses livres à longueur de temps (quand je n’étais pas en train de faire de la natation, du volley, du foot ou tout autre sport) et plutôt encouragée dans cette voix. Ado, je me suis mise à lire tout ce que lisait ma mère, il s’avère que ça a toujours été une dingue de romans policiers, donc j’ai lu, dans son sillon, tous les Patricia Cornwell, tous les Harlan Coben, Jo Nesbo etc. Et puis un jour, j’ai lu Le Parfum de Patrick Suskind, un autre, j’ai piqué un Marguerite Duras dans une bibliothèque (c’était Le ravissement de Lol V. Stein), et depuis lors, lire, affirmer mes goûts, celui pour la poésie par exemple, pour les autrices beaucoup, pour la littérature américaine pendant tout un temps, globalement pour les textes ou l’écriture compte autant que l’histoire ça a été comme un manière de me construire un peu à côté de ce que l’on trouvait dans la bibliothèque familiale. Ça a été me construire, un peu à côté, de ce qu’était grandir au Havre, puis en banlieue parisienne, puis dans le sud de la France, dans une famille française moyenne, ni une famille Télérama, ni une famille TF1, plutôt une famille JT de France 3, Thalassa le vendredi soir et Canal + les soirs de matchs.
Mais restons concentré.es, chez moi, donc, le foot, c’est sérieux.
D’aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu du foot sur le téléviseur du salon chez mes grands-parents. D’aussi loin que je me souvienne, on supporte le HAC, on préfère Liverpool à Manchester, l’Atletico au Real, on déteste viscéralement le PSG et on ne manque pas un match de l’Équipe de France en compétition internationale. D’aussi loin que je me souvienne, mon grand-père tient à jour le classement des différents championnats français. Quand j’étais petite, avant qu’il y ait un ordinateur dans le salon de mes grands-parents, il avait un tableau en fer, un tableau gris, comme on en avait avant pour faire office de tableau de planning, un de ceux où l’on glisse des petites fiches en cartons. Papito avait une fiche pour chaque équipe, de D1, et de D2, sur chaque fiche, il y avait le nom de l’équipe, et puis les couleurs de leur drapeaux. Et après chaque match, il tenait à jour le classement, les montées, les descentes. Avec mon frère, on avait tout le temps un peu envie de faire des âneries avec ce tableau, mais finalement, on ne le faisait pas, parce qu’il ne faut pas oublier, le foot, chez moi, c’est sérieux. Aujourd’hui, du haut de ses 82 ans, il tient toujours religieusement à jour le classement des équipes, sur a peu près tous les championnats, dans l’un de ses nombreux fichiers Excel (un jour, je vous raconterais les dizaines de classeurs Excel de mon grand-père, qui vont du classement du Championnat de France de Football, aux thèmes astraux de toutes les personnes de la famille).
D’aussi loin que je me souvienne, mon frère et moi, parfois avec nos deux cousins, (mais plus rarement), on jouait au foot dans la cours en bas de l’immeuble de mes grands-parents. Les deux lampadaires nous servaient de délimitations pour les buts, on jouait en un.e contre un.e, en deux contre deux, parfois en goal volant, parfois à six, huit, dix, si les copaines de la résidence descendaient jouer aussi. Je me souviens, des parties de foot disputées comme si nos vies en dépendaient, je me souviens de notre empressement à choisir quelle équipe on jouait (nous on jouait l’OM, le HAC parfois Nantes à la grande époque de Landreau dans les cages). Je me souviens de l’excitation que je ressentais, lorsqu’on allait au parc tout près de chez mes grands-parents, parc où il y avait entre la plaine de jeux et l’araignée, un terrain de foot, en dur, avec de vrais goals. Plus tard, en région parisienne, j’étais pré-ado, puis jeune ado, on se retrouvait au City Stade, ce dont je me souviens surtout de ce moment-là, c’est de la lutte qui se jouait déjà entre les filles et les garçons sur les places occupées dans cet espace.
Chez moi, on a toujours regardé le foot en famille. En 1998, quand on a gagné la Coupe du Monde, mes parents sont même allé fêter ça sur les Champs Élysées. Moi je me souviens d’âvoir exultée de joie dans le salon des mes grands-parents. J’ai des dizaines de souvenirs de victoires, de défaites, de buts que l’on commente, de commentateurs que l’on aime ou pas, des commentateurs sur Canal qui en font tout le temps des tonnes avec le PSG (on les déteste).
J’adore avoir un ballon dans les pieds, j’adore shooter de toutes mes forces, j’adore courir la balle aux pieds, j’adore voir mon petit frère dans les cages, parce que j’ai toujours trouvé qu’il y était drôlement fortiche, j’adore quand la balle arrive pile à l’endroit où j’avais envie de la mettre, j’adore voir les filets trembler après un but marqué.
Le foot me fait ressentir des choses un peu folles. Le foot me fait vibrer, le foot me fait avoir des frissons, le foot me fait sentir comme peu d’autres choses, la force des émotions partagées par une foule entière, au même moment, à la même seconde. Quand j’ai eu mon baccalauréat, je suis partie vivre à Marseille, et l’une des premières choses que j’y ai faite, a été d’aller au Vélodrome (en virage, évidemment). Pour la supportrice invétérée de l’OM que j’ai toujours été, ça a été un moment d’une intensité rare. Il y a quelques années, toujours à Marseille (Marseille et le foot, c’est sérieux), avec la bande de copaines libraires qu’on était, on est allé voir plusieurs matchs de l’Equipe de France, sur grands écrans. D’immense tablées au bar, autour desquelles il y avait mes ami.es, des copaines de mes ami.es, et puis mes parents, mon frère, ma soeur aussi. J’en ai le souvenir de moment de grandes joies et de beaucoup de rires. Et de trop de bière et gin-tonic aussi, mais ça, c’est un autre sujet.
Cette année, entre autres changements radicaux dans ma vie, il y en a un qui me fait un bien fou, c’est d’avoir pris la décision d’intégrer une équipe de foot dans une ligue amatrice de foot féminin. Il m’a fallu beaucoup de temps, il y a eu des tas d’hésitations, il a fallu aussi trouver le courage de, et en l’espèce ce n’était pas une mince affaire. Je crois, sans mentir, qu’il s’agit des meilleures décisions que j’ai prise en 2024. Pour plusieurs raisons, en premier lieu des quelles l’empouvoirement incroyable que c’est d’être sur un terrain entouré des personnes géniales avec qui je joue. Une des autres raisons étant probablement qu’en décidant d’aller jouer au foot chaque semaine, j’ai fait se rejoindre ces deux parties de moi-même, celle qui vibre pour le foot de manière générale, et celle qui en a eu honte, un peu à tort, un peu parce que le regard que l’on porte sur les footeux.ses est souvent loin d’être tendre.
Je réfléchis depuis des semaines, à la manière dont je pourrais dire, ou écrire, ce que cela me fait, d’être sur un terrain. J’essaie de trouver des mots à la hauteur.
Des mots qui disent la puissance que c’est.
Des mots qui disent la libération que c’est.
Des mots qui disent la joie infinie que c’est.
Des mots qui disent l’envie et le désir que cela fait naître.
Des mots qui disent la facilité que c’est d’être sur un terrain, de match ou d’entraînement, avec mes coéquipièr.es et ce que cela a de bouleversant de retrouver le sens du mot collectif.ve. Des mots qui disent à quel point nos existences diffèrent, à quel point nos vies peuvent être éloignées les unes des autres mais combien sur le terrain, s’effacent ces considérations. Des mots qui disent la puissance d’un.e collectif.ve où l’inclusivité est l’une des valeurs les plus importantes. Des mots qui disent la notion d’engagement qu’il y a derrière tout cela, l’engagement du corps, l’engagement de l’esprit, l’engagement pour le groupe. Des mots qui disent combien être une personne queer au sein de ce groupe de personnes là est safe, et reposant.
Je pourrais écrire des paragraphes entiers, sur les dérives financières du foot moderne, devenu un paroxysme de capitalisme appliqué, je pourrais écrire des paragraphes entiers sur le regard dédaigneux, classiste et condescendant que les intellectuel.les peuvent porter sur le foot et plus encore, sur celleux qui l’aiment. Je pourrais écrire des paragraphes entiers sur ce que cela dit socialement, je pourrais dire tout ce qu’il y a de politique dans le football à la fois de manière concrète, mais aussi historique. Il y a tant d’histoires à dire sur les luttes antifa au sein des clubs de supporters, il y a tant à dire sur le désengagement institutionnel lorsqu’il s’agit du football féminin et de ce que cela dit de l’archaïsme patriarcal qui règne sur les milieux sportifs historiquement masculins. Il y a aussi tant à dire, socialement, sur certaines franges des ultras, leur violence, leur homophobie, leur sexisme, sur la place des femmes au sein de ces clubs de supporters. Je pourrais (et j’aimerais, en fait, peut-être plus tard, qui sait ?), écrire sur ce que c’est d’être une femme lesbienne et de jouer au foot, avec d’autres personnes lesbiennes. Lorsque j’ai décidé d’essayer d’intégrer cette équipe de foot, j’ai fait cette blague qui consistait à dire que, de fait, j’obtenais directement la Carte VIP au Club Informel et Néanmoins Réel du Gouinistan (CINRG). Le cliché de la lesbienne qui joue au foot, j’ai le droit de l’utiliser notez bien, étant moi-même pédée.
Derrière, le cliché, derrière la blague, il y a quelques chose de profondément politique dans le fait que les lesbiennes s’approprient les espaces que sont les terrains de foot. Quelque chose qui parle de militantisme, de lutter contre les stéréotypes, de lutter contre la transphobie et l’homophobie. Quelque chose qui parle de se ré-approprier les espaces communs et publics, qui parle de faire se rejoindre l’intime, le privé et le politique. Quelque chose qui parle de la puissance du collectif qui s’érige en rempart contre les haines aveugles et le fascisme généralisé.
Pourtant, lorsqu’il s’agit de dire ce qu’être sur un terrain fait à mon corps, les mots viennent difficilement, comme si les deux mondes étaient, intrinsèquement, difficile à synchroniser. Celui de l’écrit et celui du foot. Celui des mots et celui du corps.
Les mots semblent m’échapper et glisser entre mes doigts.
Ma psy me le répète souvent : « Il faut que cela parte du corps, Anaïs. Votre corps sait. » Et elle a raison. Mon corps sait, je sens ça, quelque part, en dedans. La preuve, c’est que j’y retourne, une fois, parfois deux fois par semaine, depuis bientôt un an. C’est devenu quelque chose dont j’ai besoin, un moment à part dans ma semaine, presque sacré. Et si je suis honnête, c’est sans doute l’une des choses que j’aime le plus faire. Comme si, à travers cette répétition là, mon corps retrouvait peu à peu sa voix et sa place.
Mon corps sait.
Peut-être que les mots viendront plus tard ?
Des trucs chouettes à lire ou écouter ou voir sur le foot ? En voici, en voilà.
- 📚 Une histoire populaire du football, Mickaël Correïa
- 📚 Football, Citrus, revue illustrée, Editions l’Agrume
- 📚 Saison des roses, Chloé Wary, Flblb éditions
- 🎧 Vive la foot ! Les pionnières de l’équipe fémine de Reims
- 🎬 Marinette, Virginie Verrier
Merci pour ce beau texte et pour tes recos, j’y rajoute la pièce “Féminines” de Pauline Bureau sur la première équipe de foot féminine en France, je ne sais pas si elle se joue encore et/ou si elle a été filmée (et si c’est aussi fort en version filmée qu’en vrai) mais c’était vraiment super !
J’aime aussi beaucoup la phrase de ta psy “il faut que ça vienne du corps” : j’ai passé TELLEMENT d’années à vivre en parallèle / dans le déni de mon corps, j’aimerais retrouver un dialogue et une paix avec lui, j’espère que je trouverai un jour un sport qui me donne envie (et plaisir) comme toi.
Je veux te lire tout le temps, sur tout, absolument tout. Tu réussis à me faire m’intéresser au foot Anaïs est-ce que tu te rends compte de ça ?